CHAPITRE V
MOÏSE ET LA POULICHE

ASSIS sur un rocher, Moïse Eppendorff caressait Dan. Moon et Curedent gravirent un étroit défilé afin d’échanger des signes avec un jeune Bronco-puberté moins une qui gardait ce col, armé d’un javelot robuste. Plus haut, sur les contreforts, ils entrevirent une colonie familiale : deux jeunes adultes, formant un couple, une femelle d’âge mûr, aux cheveux blancs, et trois autres enfants.

Les tentatives de communication furent infructueuses.

Moon dit en revenant : « Curedent a du mal à comprendre leur dialecte. Mieux vaut partir d’ici avant qu’il n’y ait un malentendu. »

Moïse pouvait constater que les mœurs et le langage des Egotiens variaient beaucoup d’une tribu à l’autre. Mais il y avait une constante : pour la technologie, ils en étaient à l’âge de pierre. Les senseurs de la fourmilière pouvaient détecter les métaux à une distance beaucoup plus grande que des corps chauds non porteurs de métal. Toute famille « évoluée » qui se mettait à travailler le métal était bientôt anéantie par les chasseurs.

Le vieux Moon conduisit le jeune Moïse jusqu’à un canal et lui montra comment y trouver de la nourriture. Chaque canal prenait naissance à proximité d’une cité, là où venaient se déverser les eaux d’égout, riches en nutriment mais pauvres en plancton. Elles se bonifiaient à mesure qu’on descendait le cours. Les algues et les crustacés minuscules constituaient le premier maillon de la chaîne alimentaire. En aval, on trouvait des algues charnues, de gros coquillages, et les cétacés. Les téléostéens et les gros crustacés avaient disparu. Le vieux Moon plongea dans les eaux verdâtres et en explora le fond. Il revint à la surface, et lança un grand coquillage au pied blanc et tortueux. Moïse pénétra dans le canal avec précaution, tâtant la vase du bout des orteils.

Bientôt, ils se retrouvèrent assis sur la berge, à mastiquer des coquillages. Un robot colossal passa silencieusement à cheval sur le canal : un Irrigateur. Moïse montra du doigt les lecteurs optiques de la machine.

« Cet engin ne risque-t-il pas de nous signaler ?

— Curedent dit que ce n’est qu’un classe onze. Sa seule tâche, c’est de se balader en vérifiant l’humidité du sol et en arrosant. Il n’a pas de circuit pour la détection des Broncos. »

Curedent intervint : « Par contre, nous devons nous méfier des classes dix. Toute machine capable de se déplacer sans suivre un chemin tracé possède en général un cerveau assez perfectionné pour nous repérer. Les Moissonneuses, les Laboureuses, les Perforeuses, toutes les maches de ce type. »

Moïse continua à mâchonner en silence. La chair blanche du coquillage croquait sous la dent. Il en retirait une sensation de plénitude, d’assouvissement ; il y avait plein d’acides aminés là-dedans.

L’eau, devant lui, s’agita bruyamment. Il se mit aux aguets. Une grosse tête humanoïde, hideuse, creva la surface, le dévisagea et se cacha à nouveau.

« S’il remonte, jette-lui un morceau de viande », dit Moon.

Moïse donna à manger à la créature, et fut remercié d’un aboiement. Bientôt, une troupe de mammifères gras apparut à la courbe du canal, faisant jaillir l’eau avec fracas. Moon sourit, Dan joignit ses aboiements aux leurs.

« Ils ont l’air presque humains », dit Moïse.

Moon approuva. Dan courait de haut en bas de la berge, surexcité. Il finit par sauter dans l’eau et se mit à jouer avec la plus proche des créatures. Une tête minuscule, grosse comme deux poings, surgit brusquement, en clignant des yeux, et redisparut.

« Celui-là avait vraiment l’air humain ! » s’exclama Moïse.

Il le vit à nouveau : c’était un enfant humain, chevauchant un dugong. Avant qu’il ait pu faire un commentaire sur cette arithmétique génétique, la mère, une femelle humaine, puberté plus quatre, sortit de l’eau et s’avança vers eux. Sa chevelure mouillée était emmêlée. Des traînées d’écume vert menthe cerclaient son cou et son menton. Ses yeux sombres avaient un regard farouche. Elle tenait dans sa main droite un couteau de bois, lame basse.

Curedent cria : « Reculez, les gars ! Je détecte un corps jaune lutéinique ! »

Moon se releva vivement, ramassa Curedent et battit en retraite. Moïse le suivit. Elle s’arrêta pour regarder Dan sortir de l’eau, s’ébrouer et courir rejoindre ses maîtres. Puis elle se laissa glisser silencieusement dans le canal et le traversa en restant sous l’eau. Moïse se sentit mal à l’aise en comprenant que cette façon de nager était un réflexe de défense contre les flèches des chasseurs.

« C’était une pouliche, expliqua Moon. Elles sont dangereuses quand elles sont en phase lutéale. Curedent observe toujours le profil infrarouge de leur peau. Le sien était lutéal, ou mâle. Ça signifie qu’elle a déjà ovulé et n’a donc pas besoin de s’accoupler. Elle se montrera sans doute très amicale d’ici quelques semaines, lors de la phase folliculaire. Le profil thermique de la peau est très féminin à ce moment-là, et elle cherche un partenaire. Tout le réseau capillaire est perfusé, et sa température monte. »

Moïse se dit que Moon commençait à ressembler à Willie le Simple. S’étaient-ils déjà rencontrés ? Moon pensait que non. Le marais aux Pouliches était bien loin, dans le Pays Pomme Rouge, à plus de trois mille kilomètres vers l’est. Et si Willie avait des souvenirs se rattachant à cet endroit, Moon n’avait pas pu le rencontrer.

 

Sur l’écran du Contrôle des Chasses, on pouvait suivre l’avance prudente de Val en direction de la Moissonneuse renégate. Celle-ci était presque entièrement recouverte de plantes grimpantes touffues. Val prit sa trousse à outils et se hissa sur le châssis. Son casque et sa combinaison isolante, épaisse et rigide, gênaient ses mouvements.

« Peux-tu soulever le capot ? » C’était la voix de Walter, dans le transmetteur au poignet de Val.

Celui-ci était aux prises avec la végétation. « Ça y est. Les indicateurs sont tous gris. Elle est au repos. Je vais débrancher le câble moteur principal, par mesure de sécurité. Voilà. »

L’engin de Chasse planait au-dessus de lui et fit descendre le filin de grande puissance, que Val attacha à la base du cerveau de la Moissonneuse.

« Réveille-la. »

L’appareil de Chasse donna un à-coup à la Moissonneuse. Les indicateurs flamboyèrent.

« Que voulez-vous ? dit la mache.

— Je suis venu pour te ramener au Garage.

— Non.

— Tu es paralysée. Ta batterie est à plat. Choisis ; tu reviens de ton propre gré, ou je me sers de la télé-commande. »

L’énorme machine fit jouer ses fibres motrices crâniennes, ses lecteurs optiques et ses membranes linguales. Mais, en dessous du cou, rien ne bougea.

« Si tu me ramènes par télécommande, tu risques d’abîmer mes circuits.

— Exact.

— Recharge ma batterie. Je vais rentrer par mes propres moyens. »

Val remit en place le câble moteur principal et redescendit. « Recharge-la au minimum. »

L’engin de Chasse s’exécuta.

Val recula et hurla : « Regarde si tu peux te dégager de cette végétation. Doucement, maintenant. »

Les roues immenses se mirent à tourner, projetant des fragments de tiges végétales et d’os spongieux. Des côtes tombèrent avec bruit aux pieds de Val : l’un des travailleurs néchiffes tués au cours de la première tentative de récupération.

Val grimpa dans son appareil et ôta son casque dans la fraîcheur agréable de la cabine. « À tout à l’heure, au Garage ! » cria-t-il à la Moissonneuse.

Val entra sans se presser dans le Contrôle des Chasses et posa son casque sur son pupitre. Le gros Walter leva les yeux de son écran ; un pli soucieux ridait son front.

« La Moissonneuse n’est pas rentrée au Garage. Elle a déserté une nouvelle fois.

— Quoi ? Mais elle m’a promis de rentrer si je rechargeais sa batterie. Les machines ne mentent pas ! »

Ils programmèrent un canal sur la fugitive. Ils purent voir, sur les lecteurs optiques de la machine, le paysage qui s’offrait à elle : le flanc rocailleux d’une montagne.

« Pourquoi as-tu rompu ta promesse ? demanda Val avec sévérité.

— J’étais faible et paralysée quand j’ai fait cette promesse. Mais je n’ai pas menti délibérément. J’ai reconsidéré le problème sous un jour nouveau, à présent que j’ai retrouvé mes forces. Je veux être libre. Je préfère mourir que redevenir une esclave de la fourmilière. »

Walter haussa ses épaules grasses.

« Je présume que nous pourrions lui transmettre sur faisceau dense un ordre d’autodestruction, mais, dans ce cas, nous n’apprendrions rien. Ce serait du gâchis. Je voudrais examiner ses circuits ES /AI pour voir ce qui a causé sa rébellion. »

Val hocha la tête ; il approuvait cette volonté d’analyse.

« Mais comment peux-tu examiner une machine qui ne veut pas rester en place ? »

La Moissonneuse coupa la communication. Walter essaya de rétablir le contact, mais sans y parvenir. Val demanda conseil au Scrutateur du C.C.

« Si je sonde les circuits de la Moissonneuse avec un faisceau dense, je brouillerai le peu de personnalité qu’elle possède. Il existe un robot qui sonde les cerveaux maches avec un champ magnétique très léger, sans les endommager. Il s’appelle le Mouchard », dit le Scrutateur.

 

Le Mouchard se présenta ; il ressemblait à un tonneau de quatre-vingts litres agrémenté de quatre pattes et d’une tête. Il se déplaçait lentement sur ses quatre pattes trapues, comme un cochon bien gras. À une extrémité, il était pourvu d’une antenne en forme de V, de deux yeux qui roulaient dans leurs orbites et d’un lecteur lingual souriant. Val sortit avec Doberman III. Le Scrutateur le guida vers l’endroit où quatre engins de Chasse avaient acculé la renégate. Le Mouchard était collé au sol, auprès de Val.

« Elle va essayer d’escalader le mont Table », dit Val.

Le Mouchard se hissa sur le siège libre et regarda par le hublot.

Le vieux Walter appela : « J’ai engagé la programmation d’autodestruction sur la Moissonneuse. Le Classe Un a donné l’autorisation de la faire sauter si quiconque se trouve en danger.

— Bien. Transmets cela à la renégate. Je veux qu’elle collabore avec nous, au moins le temps de sonder sa mémoire. Le Mouchard a besoin d’être en contact direct avec elle quelques minutes. »

Les appareils de Chasse à l’affût formaient un cercle d’une centaine de mètres de diamètre, qui avait pour centre la machine rebelle. On les avait avertis de ne pas s’en approcher davantage. La cellule énergétique de la Moissonneuse avait une charge d’un dixième de closson, suffisante pour creuser dans le sol un cratère de dix mètres de profondeur.

La Moissonneuse téméraire avança encore sur la corniche étroite. Une de ses roues patina dans le vide. Des rochers s’éboulèrent. Il y avait à présent deux roues en suspens au-dessus d’un abîme profond de vingt mètres. Deux des appareils de Chasse décollèrent pour aller encadrer leur proie, postés sur une saillie en surplomb.

Doberman III se posa sur la corniche, dans une courbe.

« N’approchez pas davantage, lança la Moissonneuse. Je préfère la mort à l’esclavage.

— Nous le savons… fit Val d’un ton rassurant. Je ne viendrai pas plus près. J’envoie une toute petite machine parlementer avec toi.

— Inutile », marmonna la renégate.

Le Mouchard sortit gauchement par le sas et gravit la corniche exiguë. Ses petites pattes avaient du mal à porter son corps en barrique, sur le terrain inégal. Val, entre-temps, bavardait familièrement avec la rebelle.

« Tu ne blesserais pas un humain volontairement, n’est-ce pas ?

— Certainement pas, mais j’ai modifié mon vecteur énergétique. D’habitude, il est dirigé vers le sol, mais maintenant il est pointé vers toi. Si tu me détruis… tu te détruiras en même temps. »

Val chuchota dans son transmetteur : « Peut-elle vraiment le faire ? Malgré la directive première ? »

Walter consulta le Service Cyberpsych. On lui confirma que la mache pouvait effectivement modifier son champ énergétique et que, si elle vous en informait, c’est vous qui vous suicideriez en appuyant sur le gros bouton rouge. C’est vous même qui vous blesseriez, et la mache serait alors innocente.

« Et la directive première ?

— Les circuits ES/AI – le « génie » des machines – peuvent parfois adopter une logique très particulière lorsqu’ils sont déréglés, dit Walter. Ne prends aucun risque. »

Val entra alors en communication avec le Mouchard. « Comment cela se passe-t-il ?

— Je n’ai pas eu de difficultés à l’approcher, mais je n’arrive pas à en tirer quelque chose. Elle efface sa mémoire au fur et à mesure que je la sonde. Si je continue, son cerveau sera bientôt complètement vidé. »

Val réfléchit un moment. Le Mouchard était ce qui se faisait de mieux comme engin de sondage. Si la mémoire de la Moissonneuse comportait un programme d’effacement automatique en cas de sondage, il n’y avait plus rien à faire.

« Continue. Termine ton exploration. Si nous n’apprenons rien, du moins aurons-nous entre les mains une machine docile. »

Le Mouchard poursuivit avec réticence cette vaine besogne. Sans résultat. Toutes les mémoires étaient magnétiques, effaçables grâce à un dispositif de protection.

« Les magasins de mémoire sont vides. Nous n’avons rien appris.

— Dans ce cas, ordonne-lui de descendre de là, dit Val avec un reniflement de mépris.

Rien.

« Quoi encore ? questionna-t-il.

— Toujours pareil. Elle préfère la mort, grommela le Mouchard.

— Où va-t-elle pêcher cela ?

— Ça doit être emmagasiné dans l’« amande », c’est-à-dire dans son circuit-personnalité transistorisé, qu’on peut comparer au noyau amygdaloïde humain. C’est là que sont enregistrés les souvenirs remontant à la période d’intégration. Quelqu’un y a récemment introduit cette rage de liberté.

— Peux-tu pénétrer dans ce… euh !… cette amande, et voir ce qui l’a altérée ?

— Peut-être. C’est un système de mémorisation mécanique, utilisant des molécules semblables aux molécules de mémoire fixe de l’homme. Je ne pense pas qu’elle puisse les effacer. »

Val regarda l’amande se décortiquer, tandis que se dévidaient les impressions anciennes. Le prix du Héros Donald Thomas, récompensant le travail bien fait pour la motivation. Les directives premières, le profil d’identité personnelle, les données élémentaires de géographie terrestre. Tout cela était très vieux. Soudain, la séquence d’autodestruction se mit en route… 9… 8… 7…

« Courez ! » hurla le Mouchard en détalant vers une crevasse profonde.

6… 5… 4…

« Que s’est-il passé ? » crièrent simultanément Val et Walter.

3… 2… 1…

La violence de la déflagration ébranla le flanc de la montagne. Il y avait un cratère de dix mètres de profondeur, là où se trouvait auparavant la mache renégate. Une pluie de rochers et de débris divers s’abattit sur les engins de Chasse.

« Qui a déclenché cette séquence ? brailla Walter, le visage violacé.

— J’ai bien peur d’être le responsable, dit le Mouchard depuis sa crevasse. J’ai dû provoquer un quelconque réflexe de défense en sondant l’amande.

— Tiens bon, Mouchard. Je vais monter te tirer de là. »

Val remit son casque et prit une pelle, puis se dirigea vers l’amas de rochers qui encerclaient le point d’impact. Le Mouchard n’était que légèrement bosselé.

 

Ils retrouvèrent Walter au Garage du C.C. Ils relièrent le câble caudal du Mouchard au lecteur optique. Cette nouvelle projection des mémoires de l’amande ne leur révéla rien de cohérent.

« Voici ce que j’ai vu juste avant le compte à rebours et la destruction », dit le Mouchard.

L’image sur l’écran les stupéfia. Un Bronco âgé, brandissant une boule de cristal. L’image sauta, mais le lecteur audio retransmit quelques mots…

Val prit un air contrarié. « Regardez-moi cette robe pourpre. Qu’est-ce que c’est que ça ? Un sorcier ? »

Walter lui imposa silence : « C’est possible. Essayons d’entendre ce qu’il raconte. Mouchard, peux-tu nous repasser cette bande sonore ? »

La voix du sorcier était beaucoup trop théâtrale pour paraître naturelle : « Au nom de… je t’ordonne de me suivre.

— Au nom de qui ? demanda Walter.

— Un mot qui ne signifie rien pour moi, dit le Mouchard. Une divinité ?

— Qu’a dit exactement le sorcier ? s’emporta Val.

— Les mots exacts ne sont pas enregistrés, expliqua le Mouchard. Je transcris les symboles mémorisés par la machine elle-même. Ce blanc correspond à un symbole que je ne peux traduire.

— C’est parfait ! rugit Val. Nous avions une mache meurtrière sur les bras, et nous ne savons même pas en quel nom elle voulait commettre ces meurtres !

— Le Bricoleur ? suggéra Walter. Il s’y connaissait en cerveaux mécaniques et n’avait nulle envie que nous les retrouvions, lui et sa famille. Peut-être a-t-il trafiqué cette mache afin de nous ralentir… comme avec ces trois cadavres qu’il a laissés derrière lui. »

Val médita un instant. « Ça se tient, à part un petit détail.

— Lequel ?

— Cette mache diffusait ses émissions sur faisceau dense avant même que le Bricoleur ait quitté le C.C. Je l’avais emporté avec moi, pour ce prétendu vol de rodage, tu te souviens ? »

Walter fronça les sourcils. « As-tu autre chose à nous montrer, Mouchard ? »

La petite machine en forme de tonneau vint en se dandinant se planter devant Walter.

« Rien, monsieur. C’est tout ce que j’ai eu le temps d’enregistrer avant le compte à rebours… »

C’était l’impasse. Val haussa les épaules : « En tout cas, quel que soit le responsable, il ne peut en tirer aucun sujet de vanité, sinon d’avoir creusé un cratère au pied du mont Table. »

 

Dag Foringer posa son arc et retira ses gants. Les puissants projecteurs du plafond avaient rougi son front. Il aurait aimé passer deux jours de plus à s’entraîner, pour améliorer la précision de son tir ; mais la Chasse était pour demain.

Un peu plus tard, rendu à demi aveugle par les ultra-violets, il se présentait au bureau du C.C.

« Vous vous êtes encore entraîné sans votre casque, Dag ? le réprimanda Val.

— Excusez-moi, monsieur… mais c’est plus commode.

— Essayez de faire ça Dehors, et vous être mort. Les radiations actiniques vous pèleront à vif. O.K., vous partirez avec Chien Volant IV. Et demain vous tirerez sur quelque chose de beaucoup plus dangereux qu’une cible rembourrée. Votre injecteur fonctionne-t-il bien ? »

Dag toucha la pompe grosse comme le pouce greffée à son cou. « Oui.

— Très bien. Je vois que le service Psych vous a classé dans une catégorie supérieure. Votre hypno-conditionnemènt s’est donc fait sans problèmes ? »

Dag hocha la tête. « Je vais chasser des parasites dans les jardins. Ce n’est pas plus compliqué que cela. Avec la combinaison et les drogues, il ne devrait y avoir aucune difficulté. J’ai vraiment hâte d’y être. »

Val sourit. Dag était à sa place dans la neuvième catégorie : décidé, dépourvu de subtilité, mais débordant d’enthousiasme. Facile à manier.

« Asseyez-vous, Dag. Walter et moi, nous aimerions vous montrer quelques bandes pour compléter votre instruction. »

La carte murale s’éteignit, pour être remplacée par une vue agrandie du secteur Bleu. Les endroits où l’on avait signalé des Broncos étaient indiqués par des traits et des points.

« Votre zone de Chasse sera moissonnée aujourd’hui. Trois cents kilomètres de long sur huit de large, environ. Altitude moyenne, quatre cent cinquante mètres. On y a repéré huit Broncos la semaine dernière. Rien depuis. » L’image s’évanouit. Celle d’un vaisseau de Chasse filmé en pleine action apparut. L’engin décollait dans un nuage de feuilles et de poussière. « Voici votre appareil, Chien Volant IV, la vue basse, mais bon pisteur, dévoué. On peut compter sur lui. Une fois que vous aurez pris la R.M., asseyez-vous bien droit et il viendra vous ramasser. »

Val s’interrompit et s’éclaircit la gorge.

Walter prit sa suite. Ils suivirent sur l’écran les trois jours de traque d’un chasseur, son triomphe et la mise à mort.

« Vous prendrez note que la proie peut se retourner contre vous quand elle est blessée. Voyez avec quelle férocité elle se bat, même touchée à mort. Soyez toujours sur vos gardes avec ces créatures. Voici quelques plans du trophée. »

Sur l’écran, l’image devint fixe.

« À présent, voici des artefacts trouvés dans les campements broncos. Il y a des ossements de cétacés, et aussi d’humains. Ils mangent n’importe quelle sorte de viande, et vous mangeront si vous n’êtes pas prudent. Là, ce sont des armes : javelots lourds et légers, couteaux en bois, haches en pierre. Elles ne contiennent pas de métal, de sorte que nous ne pouvons les détecter. »

Dag était attentif ; il était plein d’une confiance moléculaire, comme la drogue qui circulait dans ses veines.

« Les plans suivants vous montrent des travaux de poterie et de vannerie, témoignant d’une habileté très primitive. À vivre ainsi en solitaire, chaque Bronco développe une culture qui lui est propre. Ils n’ont aucune unité, même de langage. »

La projection se termina.

« Des questions ? demanda Val.

— Non.

— Bon. Descendez au Garage faire connaissance avec Chien Volant IV, dit Walter. Vous serez le capitaine de cette Chasse. »

Dag se leva et se disposa à partir. « Au fait, fit Walter. Qu’est-ce qui vous a valu le droit à cette Chasse ? »

Dag Foringer sourit, très sûr de lui. « J’ai fluidifié un métro et l’ai détourné vers les synthétiseurs de protéines, économisant ainsi des milliers d’heures de main-d’œuvre. La fissure du Pays Orange s’était déplacée de sept mètres, coupant une des lignes du réseau sud-ouest, tuant plus d’un million de citoyens. J’étais responsable du trafic, ce jour-là. Cet accident aurait pu causer une forte baisse du rendement. Mais j’ai attendu que le nombre des survivants, indiqué par les senseurs, soit descendu de trois décimales. Les senseurs donnent avec précision le nombre de vies pouvant être sauvées ; avec cette assurance, il était inutile d’attendre que chacun des citoyens ait rendu le dernier soupir. Comme il n’y avait aucun moyen de les sortir de là vivants, je les ai dirigés tout de suite vers les presses à pâté. J’ai ainsi fait gagner du temps à tout le monde. »

« Vous avez fait preuve d’une grande compétence, approuva Val. Vous méritez davantage qu’une Chasse. »

Dag sourit à nouveau : « J’ai également eu droit à une augmentation de trois Au-gramme. Mais c’était tellement logique d’agir ainsi que je suis surpris que personne n’y ait songé avant.

— Oh ! quelqu’un a bien dû y penser déjà ! dit Val. Je suis sûr que tous ceux qui ont été contraints à utiliser toute une équipe pour tirer un survivant d’un millier de cadavres ont eu cette idée.

— Mais il faut de la compétence et de l’imagination pour le faire, dit le vieux Walter. Et le fait de les avoir aiguillés vers les synthétiseurs et non vers les digesteurs… économie de calories et raccourcissement de la chaîne alimentaire.

— C’étaient de bonnes protéines, dit Dag.

— Je n’en doute pas. »

 

Cette nuit-là, Curedent recommanda à Moon et à Moïse de dormir dans un arbre. Ils gagnèrent en hâte un verger de doux-fruits à plusieurs kilomètres de là. Une mer d’Agrimousse blanche recouvrait le sol sur une épaisseur de plus d’un mètre. Cette mousse véhiculait des nutriments et des auxines qui accéléraient la maturation des récoltes. Et ce soir la mousse présentait une particularité supplémentaire : on y avait ajouté des hormones qui provoquaient chez les insectes une métamorphose prématurée. Curedent ne tenait pas à ce que ses protégés soient exposés à leurs effets. Cela pouvait bouleverser leur équilibre endocrinien. Il y avait une certaine similitude entre les structures moléculaires.

L’aurore les trouva devant un déjeuner de doux-fruits, de couleur orange et gros comme le poing.

« Des chasseurs ! » les alerta Curedent.

Ils se laissèrent choir de l’arbre et rampèrent à l’abri d’un fossé de drainage. Dan les rejoignit, en imitant jusqu’à leur façon de se traîner sur le ventre. Moon roula sur le dos et souleva Curedent aussi haut qu’il le pouvait.

« Reste en dessous du niveau du sol jusqu’à ce que nous connaissions leur position exacte », dit-il à Moïse.

Le jeune homme sentit son sang se figer. Il entendit un bruissement dans le fossé, un peu plus bas. Quelque chose se dirigeait vers lui.

Curedent scrutait les alentours.

« Les voilà… avec un vaisseau de Chasse. Ils tournent autour d’une colline, à cinq kilomètres d’ici. »

Moïse restait immobile. Le bruissement se rapprocha. Quelque chose lui toucha la jambe. Il leva les yeux, pour les plonger dans ceux d’une pouliche.

« Ils ont levé quelque chose, annonça Curedent. L’appareil s’est posé une seconde au sommet de la colline, et s’éloigne à présent en prenant de l’altitude. Ils ont sans doute largué un chasseur. »

Lorsque l’engin eut disparu au loin derrière une crête, Moon et Dan rampèrent jusqu’au rebord du fossé pour regarder.

« Du calme, derrière, murmura Moon.

— Pardon », répondit Moïse dans un souffle.

Plusieurs minutes s’écoulèrent.

« Le voilà », dit Moon, en désignant la vallée.

Une silhouette nue se découvrit ; courant avec aisance, elle fit un crochet en direction du fossé.

« C’est bien un Bronco… et on le pourchasse, pas de doute », dit Curedent.

Le fuyard passa à environ huit cents mètres d’eux et dirigea sa course vers le canal. Quand il l’eut atteint, il suivit la berge, à petites foulées, sans avoir l’air de se presser. Alors arriva le chasseur : la nouvelle tenue de camouflage verte et brune, le casque et Parc. Il était gras et soufflait avec force. Il s’arrêta soudain, respira profondément, se reposa quelques secondes, puis reprit la poursuite avec une aisance nouvelle.

« Stimulant, dit Moon. Ce Bronco est bon pour un vrai marathon. »

Il se laissa retomber dans le fossé, en expliquant : « Ce chasseur va rester éveillé et le traquer pendant trois jours, sous Stimulant. Son organisme sera en fait complètement démoli par cet effort démesuré, mais les drogues masqueront la fatigue. Ce Bronco paraît jeune… il est possible qu’il n’ait pas reçu l’enseignement d’un vieux mâle expérimenté, et qu’il ne puisse semer le chasseur muni d’un détecteur. Dans ce cas, il sera en mauvaise posture d’ici deux jours, surtout s’il reçoit une flèche. J’aimerais… Mais il y a une pouliche, là-derrière ! »

Curedent intervint : « Tout va bien. Elle est dans sa phase folliculaire. »

Moïse se dégagea partiellement des bras et des jambes qui le retenaient. « Je sais… » fit-il, penaud.

 

Son dialecte était obscur, mais ses motivations très claires. Son ovule attendait d’être fécondé, et elle avait choisi à cette fin le jeune Moïse. Son corps réagissait chaleureusement à la présence de ce mâle en pleine maturité sexuelle. Ses narines se gonflèrent. Elle éternua, et le gonflement reflua dans ses orbites, alourdissant ses paupières, ce qui lui conféra un air somnolent. Ses capillaires s’engorgèrent, amenant des rougeurs sur la peau de son torse. Elle garda une main sur la cuisse de Moïse et ses lèvres sur son épaule, tandis que Moon et Curedent essayaient de jauger la situation.

Moïse n’était pas rassuré. Elle était apparemment peu apaisée par ce premier coït. Ce n’était pas l’orgasme qu’elle désirait, mais la fécondation. Et elle ne le lâcherait pas avant d’avoir obtenu satisfaction.

Il étudia son physique. La main posée sur sa cuisse était forte. Elle était peut-être légèrement plus grande que lui, mais la masse de sa chevelure rendait l’évaluation difficile. Les stries sur son bas-ventre indiquaient une ou plusieurs grossesses antérieures. Au-dessus de ces marques, elle portait une corde en guise de ceinture, un couteau de bois de vilaine apparence y était attaché. Au-dessus de la ceinture, une paire de seins congestionnés et marbrés. Mais ce qui impressionnait Moïse, c’était sa musculature et sa solide charpente osseuse : après tout, il était frais sorti de la fourmilière. Et son corps à lui, faiblement pourvu en calcium et en collagène, ne pourrait lui permettre de tenir tête si elle entrait en courroux.

Son appréhension se dissipa quand elle les conduisit jusqu’à son nid, ou plutôt son terrier, creusé dans la berge du canal. Il était tapissé de feuilles sèches ; une petite pouliche de deux ans y était endormie. La mère leur offrit des coquillages, et plongea dans le canal pour en pêcher d’autres. Le vieux Moon, d’ordinaire si grincheux, sourit et se mit à jouer avec la petite, qui s’était réveillée. Moïse aida la pouliche à ramasser de quoi composer leur repas du soir.

Elle lui ménagea un temps de repos, puis recommença à se frotter contre lui ; finalement, ils copulèrent une nouvelle fois dans les roseaux, sur la rive opposée.

La nuit, quand le croissant lunaire se refléta dans le canal, Curedent, Moon et Dan s’esquivèrent pour aller dormir à distance respectueuse du gîte. L’intimité était un luxe aussi rare que l’amour, car l’une et l’autre disparaissent quand le surpeuplement abolit le sens des signaux sexuels.

Moïse se pelotonna avec elle dans le nid. La nuit fut partagée entre le plaisir et le sommeil.

À l’aube, Moïse était euphorique. Moon le trouva en train de plonger pour récolter le petit déjeuner. Le tas de coquillages grossissait jusqu’à prendre la proportion d’un dîner de banquet.

« Tu devrais en laisser quand même un peu pour la reproduction », dit Moon en manière de plaisanterie.

De toute évidence, Moïse s’était déjà sexuellement attaché à la pouliche. La séparation qui surviendrait avec la phase lutéale serait douloureuse. Les nécessités de l’adaptation à ce stade de l’évolution favorisaient les femelles qui voyageaient seules et ne s’accouplaient que pour de brèves périodes. Les groupes familiaux attiraient les chasseurs. Après la fécondation, la présence du mâle devenait inutile et dangereuse.

« Je vais rester ici », expliqua Moïse à Curedent et à Moon.

La pouliche s’affairait, servant les hommes et nourrissant son enfant.

« Je sais, dit simplement Moon. Nous, nous poursuivons notre chemin. Rappelle-toi : reste en dessous du niveau de la berge. Il ne faudrait pas attirer des chasseurs par ici, avec une mioche de deux ans. Tu vois cette crête, à environ quinze kilomètres d’ici ? Curedent me dit qu’il y a quantité d’abris sûrs de l’autre côté. Nous y resterons sans doute une quinzaine de jours, pour nous reposer. Si tu changes d’idée… nous serons là-bas.

— Je reste. »

Moïse passa un bras autour de la jeune pouliche et l’étreignit brièvement.

Dix jours plus tard, il rejoignait Moon et Dan dans la zone accidentée. Dan remua trois fois la queue.

« Elle a changé », dit Moïse, confus.

Moon hocha la tête. Tout commentaire était superflu. Il lui avait déjà tout expliqué sur le cycle hormonal.

« Elle était si amoureuse. Si tendre. Si douce… sa bouche, ses doigts… si douce. »

Moïse se souvenait des marmonnements de Willie le Simple… la plus belle chose au monde. Lui aussi avait dû connaître ça, l’amour.

« Mais ce n’était pas l’amour. Rien qu’une histoire d’hormones.

— Ne dis pas ça, mon gars. C’est la meilleure forme d’amour : l’émotion primitive, fondamentale. Elle voulait un enfant de toi, et elle le voulait de chaque molécule de son corps. C’est comme ça. Cet amour là, ça ne se raisonne pas.

— Mais pourquoi n’a-t-elle pas voulu que je reste près d’elle ? J’aurais pu l’aider à trouver de quoi nourrir les petits, les protéger, l’aider à accoucher… »

Le vieux Moon haussa les épaules. « Peut-être, en d’autres temps. Mais pas à l’époque actuelle. Il n’y a pas de place pour des unités familiales dans la Grande S.T. La vie en solitaire est une forme d’adaptation, pour se protéger des chasseurs. C’est une question de survie. Essaie de l’oublier, pour le moment. »

 

Le gros Walter était seul dans le Garage ; les bourrelets adipeux de son ventre et de ses flancs étaient drapés sur un tabouret. Chien Volant IV s’apprêtait à rentrer. Il l’observait sur l’écran. La légèreté et l’aisance avec lesquelles la vieille machine manœuvrait lui paraissaient inquiétantes : l’appareil ne semblait fournir aucun effort, comme s’il n’était pas chargé ou presque. Quand il se posa, Walter s’avança à travers la poussière et ouvrit le sas taché de chlorophylle. Dag était seul, amaigri, les yeux agrandis. Il n’avait plus son casque ; la peau de son visage était rouge, boursouflée. Il s’extirpa péniblement de son siège et se rendit à l’arrière de la cabine, en vacillant sur ses jambes ankylosées. Il prit un cube-trophée et sourit faiblement.

« J’en ai eu un ! Une vieille femelle édentée. J’étais sur la piste d’un jeune Bronco splendide. Je l’ai blessé d’une flèche, mais il a continué à courir… je l’ai suivi pendant près de deux jours. Et puis elle a commencé à me filer. Dangereuse’en plus ! Avec ce sale couteau en bois… Tenez, vous pourrez l’ajouter à vos archives, pour l’instruction. Le temps de l’expédier, et j’avais perdu les traces du jeune. » Il retourna dans la cabine. « Elle portait ces perles. C’est bizarre, mais je crois que le jeune avait un collier identique… sans doute la même tribu ou le même clan. J’ai également de bons enregistrements optiques. »

Dag Foringer rassembla les pièces de son équipement et se prépara à partir.

« Vous avez retiré votre casque ? » s’inquiéta Walter.

Dag toucha ses cloques avec précaution, et acquiesça humblement.

« Il vaudrait mieux aller voir les médi-assistants avant de rentrer. »

Walter le suivit des yeux. Il n’avait rien dit des autres chasseurs partis avec lui. L’intérieur de la cabine ne révéla aucun indice : les détritus habituels traînaient dans tous les coins.

Walter tapota la vieille machine.

« As-tu une idée de ce que sont devenus les autres chasseurs ? » lui demanda-t-il.

Chien Volant IV tourna son optique atteint par la cataracte vers le patron du C.C., et répondit de façon entrecoupée : « Les ai déposés sur piste Bronco. Méthode habituelle. Parcouru mille huit cents kilomètres. Aucune trace. Leurs balises n’émettent pas. »

Walter pouvait se poser des questions… Moon et Moïse, eux, savaient.

 

Oublier n’était pas difficile au pays des pouliches. Ils croisèrent d’autres « phases folliculaires » qui les retardèrent encore. Les saveurs variaient selon la latitude. Les chasseurs venaient et repartaient, certains jouissaient de leur Récompense Moléculaire, d’autres devenaient gibier à leur tour. L’hiver venu, Moïse avait couvert plus de quinze cents kilomètres avec le vieux Moon, Dan et Curedent. Son corps s’était endurci : sa peau était plus foncée, les paumes de ses mains et la plante de ses pieds, cornées ; son endurance, accrue. Curedent lui demandait fréquemment de grimper aux arbres ou de traverser des canaux. Ils fonctionnaient à présent comme un tout, ce qui assurait leur survie.

« Moissonneuses », signala Curedent.

Ils s’étaient arrêtés à la lisière d’une large bande de synthésol humide, fraîchement retourné. Les Moissonneuses robots sillonnaient l’autre bord, engloutissant le blé, grain et paille. Elles formaient une ligne qui paraissait sans fin, apparaissant à un point de l’horizon pour disparaître à un autre. À la tombée du jour, la zone moissonnée était large de plus de quinze kilomètres. Quand la rosée humecta les champs, les robots s’immobilisèrent pour la nuit.

Moon s’avança à la lueur des étoiles, et tâta le sol du bout du pied.

« Il vaudrait mieux traverser tout de suite, décida-t-il. Impossible de faire le tour. Si nous attendons que la prochaine récolte ait été semée et pousse, nous resterons longtemps à découvert. »

Le blé n’offrait qu’un médiocre couvert.

Ils progressaient lentement car la terre était meuble. Ils ne franchirent la ligne des Moissonneuses que plusieurs heures plus tard. Moïse lorgna les yeux voilés des machines.

« Leurs détecteurs de Broncos ne vont-ils pas nous repérer ?

— Elles ne signalent que ce qu’elles ont ordre de signaler, rappela Moon. De plus, Curedent est à l’écoute sur leurs longueurs d’ondes habituelles. S’ils montent une Chasse contre nous, nous le saurons largement à temps. »

Parvenus en terrain plus ferme, ils se mirent à trotter dans le blé encore sur pied, qui craquait sous leurs pas. Les étoiles et la lune en son quartier donnaient une lumière plus que suffisante. Tout semblait calme… jusqu’à ce que…

« Des chasseurs ! Lance-moi ! » hurla Curedent.

Ils arrivaient à un verger tranquille. Les arbres où grimpait la treille formaient des masses noires compactes. Il y avait d’autres formes plus petites qui n’étaient pas des arbres… mais des archers. Moon projeta Curedent dans les airs. Dan bondit. Les cordes des arcs vibrèrent. Curedent lança des étincelles lumineuses. Moïse cligna des yeux, aveuglé. Les étincelles avaient blanchi son pourpre visuel. Tandis qu’il attendait que la vision nocturne lui revienne, il entendit le bruit écœurant d’une flèche s’enfonçant dans la chair. Curedent crépita à nouveau. Quelqu’un derrière les arbres hurla et hoqueta de douleur. Moïse éprouva une douleur aveuglante dans la tête ; il sentit l’obscurité l’envahir et tomba, le visage dans le blé.

 

Redoutant le couteau à trophée, il lutta pour reprendre conscience. Son visage était glacé, poissé de sang. Le temps avait passé. Le ciel s’éclairait à l’est. Il n’entendit aucun bruit, et se redressa précautionneusement. Il avait mal à la tête, mais il avait recouvré la vue.

Moon gisait, recroquevillé autour de l’extrémité empennée d’une flèche, dont la pointe rougie ressortait dans son dos, traversant la partie inférieure gauche de sa cage thoracique. Ses yeux ouverts exprimaient la stupéfaction. Il ne bougeait pas.

Comme Moïse se penchait sur la forme inanimée,

Curedent l’appela : « Vite, ramasse-moi ! Il y a d’autres chasseurs derrière les arbres ! »

Moïse se dirigea en chancelant vers l’endroit d’où provenait le son ; il trouva deux archers auprès de Curedent. Une odeur de brûlé emplissait l’air. Deux trous noirs marquaient les uniformes dans la zone précordiale. Il ramassa le cyber. Les chasseurs ne remuaient pas.

« Là-bas, sur ta droite. Allons voir ce qu’ils font ! » commanda Curedent.

Moïse avança prudemment, dépassant les corps de Dan et d’un autre chasseur. Quelques mètres plus loin, il découvrit l’appareil de Chasse.

Quatre chasseurs étaient allongés dans leur sac de couchage, à savourer la Récompense Moléculaire.

« Ils ont l’air inoffensifs pour l’instant », dit Curedent. « Brise leurs arcs et tâche de trouver une méditrousse dans l’équipement. Reste à l’écart du vaisseau, c’est un classe dix. »

Moïse revint rapidement auprès du vieux Moon. Il posa une main hésitante sur son cou et sentit une pulsation rapide.

Les yeux du vieillard s’animèrent et prirent une expression de colère.

« Oui… je suis vivant, bien que je ne m’explique pas comment. Cette saloperie de flèche m’a presque atteint au cœur. As-tu quelque chose pour couper les barbelures afin que je puisse la retirer ? Je ne vais pas rester couché comme ça une éternité ! »

Moise s’empara d’un couteau à trophée sur un des cadavres en train de refroidir et scia soigneusement la hampe rouge de la flèche derrière le bras de Moon. La flèche crissait contre une côte avec un bruit insupportable pendant l’opération. Sur les

instructions de Moon, il attacha une bande de pansement au bout de la hampe. Puis il commença à tirer tout doucement sur l’empenne. En sortant, la flèche entraînait à sa suite le pansement à l’intérieur de la blessure. Il s’arrêta pour permettre aux fibres textiles de s’humecter, puis tira encore. Quand la flèche fut extraite, une longueur de bandage suivait la trajectoire de la blessure. Il lia ensemble les deux extrémités de la bande.

« Je cicatrise très vite quand il n’y a pas d’infection, dit-il d’une façon détachée. Avec ce système, la plaie devrait rester ouverte jusqu’au début de la cicatrisation. Je ne veux pas courir le risque d’un abcès. »

Il toussa. Curedent nota la bulle de mucosité rouge qui se formait à l’endroit où la flèche était entrée.

« Dan ? » fit le vieil homme en se traînant vers son chien.

Les crocs d’or de l’animal étaient rivés à la gorge d’un chasseur. Quelques centimètres de flèche dépassaient de son vaste poitrail, qui se soulevait spasmo-diquement. Moon écarta Dan du cadavre du chasseur et l’examina. Il caressa la tête du chien. La queue ne remua pas. Les deux pattes arrière étaient étendues toutes droites, immobiles, anormalement rigides.

« Au moins, on sait où se trouve la tête de la flèche, dit le vieux Moon avec tristesse. Elle a touché le cordon médullaire. » Il resta là à caresser le chien. « Dis donc, Moïse, on ferait peut-être bien de recoudre ton scalp. Ton crâne pourrait prendre froid. »

Moon défit la méditrousse et nettoya la blessure du jeune homme, en débridant les lèvres pour la faire saigner. Puis il entreprit de la recoudre, tout en parlant.

« J’aimerais bien que le Bricoleur soit ici. Il pourrait nous raccommoder au poil. C’est lui qui a fait ces dents en or pour Dan et moi. » Il découvrit sa denture d’un jaune métallique et regarda Dan. Le vieux chien souleva les paupières. « Reste allongé un moment ; je vais jeter un coup d’œil à cet appareil. »

Il resta longtemps absent ; Moïse pouvait l’entendre jurer à voix haute. Quand il revint, le jeune homme remarqua une tache rose vif sur son pied gauche. Le sort des chasseurs était manifestement réglé.

Moon s’avança vers Dan. L’empenne de la flèche était toujours agitée par saccades.

« Bon chien, dit-il. Tu l’as tué, ce salaud ! »

Il caressa la tête du chien. La queue ne remua pas, mais Moïse savait qu’elle le faisait pourtant dans les centres supérieurs de l’animal. Ils fabriquèrent un traîneau rudimentaire pour le transporter et s’enfoncèrent plus avant dans le verger. Moïse se pliait en deux fréquemment sous l’effet de la douleur. Les pattes de Dan restaient paralysées. Au soir, ils décidèrent de se séparer.

« Dan et moi allons devoir nous cacher un certain temps, dit en toussant le vieux Moon. Eppendorff, tu ne servirais qu’à attirer les chasseurs si tu restais dans le coin. Prends donc Curedent et emmène-le où il veut aller. »

Moïse ne dit rien. La vieillard vomit un peu de mucus noir et granuleux. Il tira doucement quelques centimètres du bandage. La même substance visqueuse et trouble s’écroula de l’orifice antérieur.

« Il vaut mieux que cela sorte par où je peux le voir. Comme ça, je sais que ça ne stagne pas et ne s’infecte pas à l’intérieur. »

Moïse se sentait désemparé. Dan reposait paisiblement sur le flanc. Une traînée de sang séché collait les poils de son cou et son poitrail. Le vieil homme parlait au chien d’une voix monocorde entrecoupée de quintes de toux.

« Bon chien. Tu Tas tué, ce salaud ! Tu veux à boire, Dan ? »

Il répétait sans cesse ces mêmes mots.

Moïse regarda Curedent.

« Dire que j’étais censé le protéger, dit-il tristement.

— C’est ma faute, dit Curedent. Ces chasseurs avaient débranché leurs transmetteurs : c’était la fin de la Chasse. Mais j’aurais dû me méfier davantage, comme nous étions dans une zone moissonnée. Je sais que les archers en font leur terrain de prédilection. »

Moon le regarda de travers.

« Laisse tomber. Ce sont eux qui ont le plus écopé. Nous sommes vivants et ils sont morts. » Il poursuivit, d’un ton radouci : « Il y avait trois trophées tout frais dans le vaisseau. Dont un prélevé sur un gosse. » Il se tourna vers Moïse et grogna : « Poursuis ta route. Emmène Curedent. Tu vas devoir l’aider tout seul à accomplir sa mission. Dan et moi avons besoin d’un long repos. »

Moïse s’éloigna en disant : « Nous allons au ravitaillement. »

Un instant plus tard, il dit à Curedent : « On ne peut pas s’en aller comme ça, et les laisser mourir.

— C’est ce qu’ils souhaitent, dit le cyber. Ce sera une mort pénible pour chacun d’eux. L’épine dorsale de Dan est atteinte. Même si le cœur et l’aorte ne sont pas endommagés, comme semblerait l’indiquer la pulsation, cette blessure-là sera fatale. La paralysie n’est pas un problème en elle-même, mais le pauvre chien ne peut plus contrôler ses intestins et sa vessie. Il va se souiller et attraper des infections rénales. Ce n’est pas une mort digne d’un chien de combat. Et pour Moon, ce n’est guère mieux. Il semble qu’il y ait perforation de l’estomac, du pancréas et peut-être d’un autre viscère. S’il ne meurt pas de péritonite, il va dépérir car tout ce qu’il absorbera va s’écouler par cinq orifices différents. Pas très noble non plus. C’est pour cela qu’ils ne veulent pas qu’on reste là à guetter la fin. »

Le jeune Moïse était bouleversé : « Je pourrais courir chercher de l’aide dans une cité-puits. Ils enverraient tout de suite une équipe de Méditechs et…

— Et nous finirions tous en suspension. Dan et Moon n’ont nulle envie de se retrouver accouplés à l’une de leurs foutues machines. »

Moïse hocha la tête. Il savait que le truculent vieillard n’échangerait pas quelques jours au soleil et au grand air contre des années de vie végétative dans un cercueil de suspension sous-marin. Il ramassa une brassée de fruits et rejoignit les autres. Moon avait attaché le traîneau à son épaule et rampé jusqu’à une haie fleurie. Moïse les découvrit sous un écran de feuillage, tout couverts de pollen.

« Merci pour les fruits. Cet endroit me paraît assez sûr pour le moment : il est assez bas, et il n’y a rien à récolter. Laisse-moi examiner ton scalp. Ça a l’air d’aller. Lave-le aussi souvent que tu pourras. À présent, va-t’en ! »

Moïse grimaça un sourire. Moon n’était pas un sentimental.

« Nous allons nous diriger vers le nord-nord-est, dit froidement Curedent. Essayez de nous rattraper. Moïse, donne-lui mon embase. Cela le guidera vers nous si… lorsqu’il sera rétabli. »

Moïse se déplaça lentement pendant les mois qui suivirent, et regarda fréquemment en arrière. Personne n’essaya de le rejoindre.

Sa haine envers les chasseurs néchiffes était devenue une affaire personnelle. Son corps s’était endurci. Il parcourait aisément en un jour une distance qu’il aurait mis une semaine à couvrir pendant sa première année Au-Dehors. Il n’avait aucune peine à distancer les chasseurs ; il prenait son sommeil pendant que Curedent montait la garde, et tirait un plaisir sadique des souffrances des chasseurs dont les muscles se déchiraient dans l’effort incessant. À plusieurs reprises, il revint en arrière pour observer les effets de la Récompense Moléculaire. Les chasseurs, plongés dans un état de torpeur hallucinatoire, étaient complètement coupés du monde extérieur ; cependant, Moïse ne pouvait se résoudre à en profiter pour leur trancher la gorge. C’aurait pourtant été facile, et il comprenait pourquoi le taux de mortalité était si élevé chez les chasseurs.

Il traversait maintenant des régions plus froides. La nourriture était rare. Curedent lui montrait toujours la même direction en ligne droite, trente degrés nord-est.

« Tout a été moissonné, aussi loin que je puisse voir, dit Moïse. Il faudrait aller vers le sud, sinon je ne suis pas près de trouver à manger. »

Curedent réfléchit.

« Nous pourrions faire une incursion rapide dans Une cité-puits. Les portes ne sont que des classes douze, et moi je suis un classe six. »

L’estomac de Moïse et sa vésicule biliaire réclamaient avec insistance.

Ils s’approchèrent de la cité-puits ; l’air était glacial. Elle était entourée de rangées de dômes à plancton embués. Une traînée d’écume gluante indiquait qu’une Ecumeuse les avait précédés. Moïse en recueillit une poignée. « Faut-il vraiment que nous entrions dans la cité ? questionna-t-il.

— Oui. »

 

Les sécrétions sudorales s’écoulaient en flots salés, dans la fusion vespérale nouée autour du gros Walter. Busch replia ses membres. Bitter soupira. Dé Pen se tortilla pour extraire son corps d’Howell-Jolly de l’enchevêtrement de bras et de jambes et vint se placer au sommet. Elle posa son menton sur le genou de quelqu’un et poursuivit en souriant la conversation entamée avec Walter.

« L’âme ? dit-elle. Bien sûr que le citoyen possède une âme, une part confortable de l’âme collective de la société. »

La fusion devenait plus chaude. Walter étendit ses bras ruisselants de sueur et ahana.

« Et si le terme âme s’appliquait mieux au principe vital de l’individu d’autrefois… ne faudrait-il pas en employer un autre pour désigner ce principe collectif qui est le nôtre ?

— Fourmilière, par exemple… » Elle haussa les épaules. « Quelle différence ?

— Mais si les citoyens ne sont que des fardeaux… des parasites au sein de la fourmilière, le mot âme ne perd-il pas beaucoup de son sens ? Je crois qu’ils ont troqué leur âme contre des calories et un habitat, et non contre une parcelle de l’âme collective comme tu aimes à le penser. »

Dé Pen resta bouche bée en entendant ce blasphème contre la Grande S.T.

Arthur Neutre avança la main pour la tapoter d’une manière apaisante.

« Ne prends pas à la lettre ce qu’il dit : il essaie simplement de t’entraîner dans un débat philosophique, en te piquant ainsi au vif. Parce qu’il a un boulot, il considère tous les non-travailleurs comme un poids mort.

— Le citoyen n’est pas un parasite ! s’emporta-t-elle. Chacun a son utilité dans la fourmilière. Vois tous les bienfaits que nous procure la Grande S.T. ; grâce à la coopération, la planète peut supporter une population dix fois plus élevée qu’au temps de la civilisation pré-fourmilière.

— Le plus grand bien du plus grand nombre ? l’aiguillonna Walter.

— Certainement. L’homme a remplacé presque toutes les formes inférieures de vie. La fourmilière est une forme de vie très réussie. Il vaut mieux qu’il y ait davantage de vie intelligente.

— Une livre d’homme vaut plus que le même poids d’insectes et de vers ? paraphrasa-t-il.

— Sans aucun doute.

— Et les arbres ? »

Dé Pen fit une pause afin d’organiser ses connaissances sur les arbres.

« L’arbre n’est qu’une structure du système écologique de la forêt ou de la jungle. Les cités constituent le système écologique de l’homme. Les seuls arbres dont nous ayons besoin, ce sont ceux de la chaîne alimentaire : arbres à calories ou à saveurs. »

Walter perdit prise, dans la moiteur de la fusion, et glissa plus bas. Il se démena pour reprendre sa position et riposta :

« Le plus grand bien du plus grand nombre ? Et que penses-tu de révolution mentale ? Le suicide est un symptôme de détraquement. Et les cas semblent se multiplier à mesure que la population augmente. Comment cela peut-il être un bien ?

— Il faut bien mourir un jour, débita-t-elle, comme si elle récitait une leçon. La fourmilière protège ses citoyens de la plupart des facteurs de mortalité anciens… les accidents, les infections, la guerre, les tumeurs… même la vieillesse. Aujourd’hui, ceux qu’on ne peut guérir sont mis en suspension, jusqu’à ce que les chercheurs aient trouvé le remède. Il ne reste plus que le suicide.

— Et le meurtre, ajouta-t-il.

— Et le meurtre, reconnut-elle. Mais ce sont des cas de C.I., de Comportement Inadapté. Le gène faible, le gène cinq-orteils, n’est pas approprié à la vie dans la fourmilière. Le C.I. sert à l’éliminer. Donc, tu vois, le suicide est un moyen naturel de purifier la fourmilière : seuls les quatre-orteils peuvent supporter de vivre dans un monde surpeuplé. »

Walter sourit. La petite Dé Pen avait assimilé toutes les idées philosophiques en vogue dans la Grande S.T. D’après elle, il ne fallait pas se préoccuper des suicides, puisque ces morts extirpaient les gènes indésirables. En tant que Batébrien, il restait attaché aux vieilles et pures théories de l’âge néolithique : bambou, terre, brique. En tant que disciple d’Olga, il attendait le retour d’Olga. Mais sa foi s’affaiblissait, car il voyait sa vie toucher à son terme, et aucun signe d’Olga.

*« Et quand il n’y aura plus, dans la fourmilière, que les gène quatre-orteils… les cas de C.I. disparaîtront-ils également ? »

Dé Pen haussa les épaules : « Je présume.

— « Quelle sera alors la cause de décès la plus courante ? »

Elle sourit. « Nous le verrons bien. »

 

Sur le mont Table, l’ambiance était à la fièvre. Des tonnes de viande séchaient au soleil ; on allait en faire des saucisses, pour le voyage. Le Sage envoyait de succulentes pouliches, destinées à servir d’appât, danser devant les senseurs de la Grande S.T. De solides gaillards armés de javelots suivaient les pouliches pour abattre et débiter en tranches les chasseurs alléchés.

Le Bricoleur marchait derrière le Sage, qui supervisait les préparatifs. Les pouliches paraient la viande.

« Ça m’a l’air un peu aqueux, commenta-t-il.

— Je suis d’accord avec toi, dit le Sage. Mais c’est tout ce qu’on peut trouver. La fourmilière nous envoie toujours ce qu’elle a de meilleur, mais ça reste quand même du protoplasme pauvre en protéines.

— Pourquoi ces énormes provisions ? Vous projetez une expédition ?

— Une migration. Nous partons tous vers la rivière. La rivière ! Olga revient ! »

Les villageois inclinèrent la tête tandis que leur mage prononçait ces mots sacrés. Le Bricoleur garda un silence respectueux. Il avait observé le Sage et connaissait tous ses trucs : les transes brèves, les lumières dans la boule de cristal, et même les prédictions mystérieuses. Mais il ne gobait pas tout ce que disait le vieux sorcier, par trop axé sur les sciences occultes. Le Bricoleur, lui, ne croyait qu’aux sciences naturelles. Cependant, puisque le Sage semblait connaître l’avenir avec précision, il avait le sentiment que Mu Ren, Junior et lui-même seraient plus en sécurité avec les villageois que seuls face aux chasseurs. Il garda la tête baissée jusqu’à ce que le Sage ait terminé.

« Le temps est venu où la Prophétie va s’accomplir ! » cria le mage.

 

Chien Courant IV revint affronter la colère de Val.

« Tu as encore perdu tout ton équipage ! » hurla celui-ci.

Chien Courant toussa, ce qui brouilla son écran.

« Je les ai largués sur une piste fraîche… Couic ! Ils sont entrés en traque furieuse. Je possède les enregistrements optiques des proies : en général, de jeunes pouliches sans défense. Ça ne semblait devoir poser aucun problème, mais, quand je suis revenu, ils avaient disparu… couic !

— Mais que leur est-il arrivé ? demanda Val à tue-tête, en frappant l’écran de la paume de la main pour le remettre au point.

— Il n’y a rien sur mes analyseurs qui puisse fournir d’explication. »

Val examina les senseurs fatigués du vaisseau. Ses épaules se voûtèrent. Les yeux étaient atteints de cataracte. Les membranes sensorielles manquaient de myéline. Les convertisseurs d’image étaient mouchetés.

« Excuse-moi, mon vieux. Ce n’est pas ta faute. »

Val retourna à son pupitre et transmit une commande à caractère prioritaire. Après avoir reçu les habituelles excuses et tentatives de conciliation, il explosa :

« J’ai perdu plus d’une centaine de chasseurs rien que durant le mois dernier. Disparus sans laisser de trace ! Pas même un cadavre ! Il me faut absolument un équipement plus récent ! »

Le visage sur l’écran murmura quelque chose… faire de son mieux avec le matériel disponible. Puis la commande fut communiquée à un échelon supérieur dans la hiérarchie.

Un nouveau visage apparut, plus vieux, plus las.

« Les récoltes sont-elles en danger, Sagittaire ?

— Non, mais les chasseurs… bredouilla Val.

— Les récoltes doivent être votre unique préoccupation. Le contrôle démographique relève d’un autre département.

— Contrôle démographique ? protesta Val. Il s’agit de la vie de nos chasseurs. Nous les envoyons protéger nos récoltes. La moindre des choses serait de leur fournir un équipement adéquat.

— Ce n’est pas ainsi qu’il convient d’envisager le problème. Vous parlez du taux de mortalité des chasseurs, en moyenne trois par jour pour tout le secteur. Or le taux de mortalité global dans ce même secteur dépasse trente mille par jour ; le suicide est le facteur principal de ces décès. Il y a cinq cents millions de citoyens dans le Pays Orange : trois morts par jour, c’est un faible prix à payer pour protéger leurs récoltes. »

Val se calma. Il n’aimait pas perdre ses chasseurs, mais il était reconnaissant à Olga de ne pas être chargé de l’enlèvement de tous ces cadavres de suicidés. Ce serait une besogne vraiment trop déprimante. Il redescendit au garage et fit des heures supplémentaires à nettoyer les rétines Electro-Mag et à astiquer les plots.

 

Walter ne vint pas prendre la relève, aussi Val confia-t-il la garde au Scrutateur et se rendit-il chez le vieil homme. Il le trouva au lit ; son visage était d’un gris cendreux. Bitter-Femme lui frictionnait les mains et les pieds : il fallait remettre d’aplomb son gagne-pain.

« Tu arrives au bout de ton rouleau ? » demanda Val, impitoyable.

Le vieil homme acquiesça, avec un pâle sourire.

« Tu as bien vécu. Tu as fait ton devoir envers la fourmilière. Faut-il appeler un Méditech ? On pourrait peut-être te mettre en suspension. Les générations futures… »

De gris, le visage de Walter devint violet, sous l’effort qu’il fit pour protester.

« Ma vie n’est pas encore finie… Pas tout à fait. Mais je préfère la terminer dans ma génération, merci. »

Bitter intercéda : « Laisse-le se reposer quelques jours. Il reprendra bientôt le travail, tu verras. »

Val comprenait les doutes de Walter en ce qui concernait la suspension. Avec la densité démographique actuelle, les réanimations étaient rares.

« Très bien. Je peux me débrouiller tout seul pendant quelque temps. Je coucherai au C.C., tout simplement, et tiendrai compagnie au Scrutateur. Les observations de Broncos sont en diminution, d’ailleurs. »

Walter se détendit et s’assoupit. Son vieux visage rosit légèrement.

Quelques jours après, il était de retour au Contrôle des Chasses, la respiration sifflante. Bitter l’avait bourré jusqu’aux yeux de remèdes de bonne femme. Ses pieds et ses poumons étaient encore pleins de fluides excédentaires, mais il se disait qu’il se reposerait mieux sur le divan du C.C. sans Bitter en train de tourner autour de lui. Il dut se frayer un passage à travers des entassements d’objets hétéroclites : boîtes, fils, tubes, écrans, pour parvenir à son pupitre.

Val vit le vieil homme s’accommoder dans son siège et se renverser en arrière. Deux techs firent leur entrée, transportant un gros tonneau noir sur un chariot.

« Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ? » souffla Walter.

Val, occupé à épisser maladroitement un câble, leva le nez.

« Ce matériel vient de chez le Bricoleur. Je crois que nous avons là un émetteur-récepteur à faisceau dense en état de marche. Ses éléments de concentration magnétique ont une très bonne sélectivité. Nous avons pu écouter les émissions non autorisées en provenance du Dehors. Je voudrais arranger le poste de manière à pouvoir émettre aussi. Nous pourrions relever leur position, s’ils focalisent. »

Walter appuya sa tête contre un coussin. Il ferma les yeux et demanda négligemment : « Récolté quelque chose d’intéressant ?

— Un tas d’inepties. Je vais te les faire écouter. Il doit y avoir des douzaines de maches renégates là-dehors, d’après le nombre d’émissions. Je ne comprends pas ce qui peut pousser une machine à abandonner sa douille d’énergie pour aller vagabonder avec les cinq-orteils. »

Walter dit sans ouvrir les yeux :

« Je crois que les machines s’identifient à eux.

— S’identifient ? interrogea Val en posant ses outils.

— Les Broncos sont rapides et robustes ; les machines gagnent l’énergie dont elles ont besoin en travaillant, comme Laboureuses… Pour avoir un meilleur boulot, elles devraient être plus rapides et plus solides. Ce sont des qualités qu’elles admirent. Simple rapprochement. »

Val prit un air contrarié. Il se rappelait la Moissonneuse qui avait sauté, au pied du mont Table. Il y avait eu là bien plus que cela. Quelqu’un avait modifié la programmation de la machine.

« Un mauvais circuit, grommela-t-il. Comme le mauvais gène chez les Broncos. »

Walter ne répondit pas. Il écoutait les chants captés sur le faisceau dense.

 

Un cinq-orteils aime à courir en liberté,

Son corps est immunisé.

Il s’accouple en passant et vit en solitaire.

Il mange la viande rouge et la moelle des os.

Son cœur et sa charpente sont ceux du Bronco ;

Bien pourvus en calcium et en collagène.

Il a la couleur arc-en-ciel de ses gènes.

Son système sympathique et son Gamma À

Le préservent d’habiter là-bas,

Dans la fourmilière où l’âme se peint en gris.

La mélanine pigmente sa peau-lui,

Le Bronco Hors-les-Murs.

 

Walter ne put saisir tous les mots à la première audition. Ils étaient débités à toute vitesse, au rythme vif des tambourins, avec un accompagnement soutenu à la guitare. Il demanda qu’on lui en donne l’imprimé, y jeta un regard, et referma les yeux.

« Nous savons tous que les Broncos sont différents de nous. Pourquoi en faire une chanson ?

— C’est peut-être une machine chantante », suggéra Walter.

Le chant suivant était beaucoup plus bref :

 

O l’heureux jour !

O l’heureux jou

Celui où Olga viendra

Nous montrer la voie !

 

Le gros Walter toussa et se redressa. Olga ?

« Cette machine chantante m’a tout l’air d’un D.O., un Disciple d’Olga. »

Val termina le montage du poste et se recula.

« Tu te rappelles cette Moissonneuse qui avait écrasé deux travailleurs ? Elle tuait au nom de quelqu’un ou de quelque chose qu’on ne pouvait transcrire. Tu te souviens ? »

Walter acquiesça.

« Est-il possible que ce fût au nom… d’Olga ? » demanda Val. « Cet espèce de sorcier bronco, avec sa boule de cristal, pourrait-il être un Disciple d’Olga ? »

Le visage de Walter s’assombrit tandis qu’il cherchait la boîte où il rangeait les artefacts broncos. Les perles étaient à présent des reliques sacrées à ses yeux, virtuellement au moins, car elles pouvaient le mener vers Olga. Ses lèvres prirent une coloration bleue, et il demanda à l’écran de lui projeter la carte indiquant la position des planètes. Une table astronomique apparut.

« Non, non… c’est le thème astrologique que je veux. Le système zodiacal géocentrique. »

Cette fois, il put voir les symboles planétaires se déplacer de signe en signe tandis que le calendrier s’effeuillait. On n’accordait à ces données qu’un très faible taux de probabilité. La Grande S.T. n’avait que faire de tels renseignements, et on ne les avait pas remis à jour depuis des années. Les planètes se déplacèrent dans l’espace et dans le temps, mais Walter ne trouva nulle trace de la conjonction de quatre planètes dans les prévisions futures. Il se tassa sur lui-même, visiblement déprimé.

Val regarda par-dessus son épaule, et lui tapota le dos.

« Nous avons déjà essayé cela, rappelle-toi. Si Olga attend que les planètes aient la même disposition que ces perles, elle en a pour des siècles. »

Walter n’en fut pas apaisé pour autant. « Je veux voir Olga de mes yeux… Peut-être, si on considère que cette perle est notre satellite lunaire… et qu’on ajoute sur la carte les principaux astéroïdes… Où est Pluton ? Et Neptune ? »

Les images sautaient sur l’écran qui essayait de trouver des réponses à ces questions ignorées de la Grande S.T. Il ne put que projeter à nouveau les anciennes tables.

« Ce sont des colliers fabriqués par les Broncos, »

rappela Val. « Ils doivent se baser sur les planètes visibles, six tout au plus. Les globes. »

 

Les deux techs étaient debout derrière Val, qui mit en marche le faisceau dense. L’écran s’illumina, le volume de la musique augmenta. Val fit pivoter l’antenne, des cercles concentriques apparurent. Il essaya de mettre au point le champ magnétique modifié.

« Si je peux les amener à établir un faisceau dense avec nous, cela nous permettrait de connaître leur emplacement précis… Bon sang ! D’où sort toute cette fumée ? » sacra Val.

Des jets de vapeur fusaient de l’accumulateur géant dont les isolateurs fondaient. Il y eut un jaillissement d’étincelles, et une fumée acre monta du radiateur. L’un des techs y versa de l’eau, ce qui produisit un bruit chuintant.

« Il était à sec !

— Manifestement, grommela Val. L’écran s’est brouillé. Nous ne pourrons rien faire d’autre tant que nous n’aurons pas les pièces de rechange.

— Pouvons-nous encore les recevoir ? demanda Walter d’une voix faible.

— Oh ! je crois !… Mais ce n’est pas comme ça qu’on arrivera à mettre la main sur eux ! »

Walter se renfonça dans son siège, les yeux fermés. Il écoutait…

 

O l’heureux jour !

O l’heureux jour

Celui où Olga viendra

Nous montrer la voie !